Sujet annuel 24/26 – Nature
Sujet annuel 2024/26 – Nature
Nature : le mot aimante autant qu’il affole. Pour les uns, il est ce que nous sommes en train de voir disparaître sous l’action de l’homme, pour les autres, il est une sorte de principe originel moral, au nom duquel on juge de nos actions, de leur caractère naturel, ou contre nature. Qui veut définir un tel terme se retrouve confronté à des déterminations négatives : la nature, c’est ce qui n’est pas… (la culture, l’artificiel, l’anthropisation, etc.).
C’est cette qualité paradoxale du mot « Nature », cette ductilité définitionnelle propre au fait qu’il s’agit là d’un concept, d’une abstraction, et non d’une chose existante sur laquelle il est possible de s’accorder (Descola), qui est à l’origine du sujet des années 2024-2026. Faire se rencontrer, comme nous le proposons, les mots « Nature » et « Art », c’est faire le constat qu’en effet, le lien entre ces deux notions est partout et toujours à l’œuvre : que l’art prenne la nature comme sujet, comme matériau, comme horizon ou comme contrechamp, il tente sans cesse de nous donner, par le travail concret des œuvres, une certaine idée de la nature. De la cabane primitive dans laquelle Gottfried Semper voyait le fondement « naturel » de l’architecture aux débats et productions actuelles sur l’anthropocène comme stade dénaturé de la vie terrestre en passant par Cézanne qui déclarait vouloir « refaire Poussin sur nature », le mot – telle une question sans fin – est partout et prend toutes les formes : peindre sur nature, déterminer ce qui appartient au registre des motifs naturels, faire de la « natural painture » (John Constable), indiquer « la nature pour modèle, et non pas l’œuvre d’un artiste » (Lysippe cité par Pline l’Ancien), envisager la nature comme puissance créatrice (le Pencil of Nature de William Henry Fox Talbot), mouler sur nature, mettre la nature en travail, voire faire l’éloge de l’artifice contre le naturel jugé abominable (Baudelaire)… La liste est longue, qui convoque les arts dans leur diversité générique comme dans la longue durée de leur histoire.
Direction
Projets de recherche des boursières du sujet bi-annuel 24/26
Colinne Desportes
Doctorante à l’École des hautes études en sciences sociales
Tisser la nature pour construire la nation ? Tapisseries du Sénégal indépendant (1960-1980)
En 1966 une manufacture nationale de tapisserie fut inaugurée à Thiès, au Sénégal. Souhaitée par Léopold Sédar Senghor, le premier président du Sénégal indépendant, la manufacture adoptait la technique de la tapisserie de lisse telle qu’elle avait été rénovée par l’artiste français Jean Lurçat et ses compagnons dans les ateliers d’Aubusson durant l’entre-deux-guerres. L’examen du corpus de tapisseries produites à Thiès révèle qu’une large part présente un genre - en particulier le paysage - une thématique ou une iconographie liée à la faune, à la flore, aux lieux ou à l’environnement. Ce projet de recherche propose de réévaluer ces œuvres. En combinant histoire des formes artistiques et histoire des politiques touristiques et environnementales, ce projet vise à comprendre comment la définition de la nature proposée par Senghor a soutenu la création de la nation en s’affirmant non comme une imposition, une assignation coloniale des Africains à la nature, mais bien comme une revendication postcoloniale. La manufacture sera ainsi étudiée comme le lieu de la fabrication et de la transmission de cette imagerie naturelle spécifique, qu’on considérera en particulier depuis l’histoire du médium et de la technique, le prisme des circulations transnationales et internationales, et enfin, son réinvestissement par les artistes.
Clémence Fort
Doctorante en quatrième année d’histoire de l’art à l’École normale supérieure de Paris
Nature coloniale et culture de la curiosité : les collections d’americana en France (v. 1700-1763)
La France du dix-huitième abritait des collections composées d’objets coloniaux en provenance de Nouvelle France – colonie française d’Amérique du Nord avant sa cession en 1763 à l'Espagne et à la Grande-Bretagne. Ces artefacts rejoignent les collections françaises, à Paris mais aussi dans les villes portuaires de province. Ils englobent une grande variété d'objets (wampums, maquettes de canots, boîtes de souvenirs) qui témoignent d’une curiosité aussi bien pour la nature des matériaux emblématiques d’Amérique du Nord (coquillages de la côte atlantique nord-américaine, écorces de bouleau, piquants de porc-épic ou peaux de castor) que pour la nature de ces espaces coloniaux. Souvent exposés aux côtés de spécimens naturalistes, ces objets attestent de la connaissance, en métropole, des savoirs et des techniques autochtones, en même temps qu’ils véhiculent un intérêt nouveau pour la nature coloniale. Ce projet interroge alors les effets de cette collecte sur l’imaginaire colonial en métropole : le jeu entre nature et culture dans l’objet colonial permet de questionner la définition du régime de la curiosité, autrement que dans l’assignation à l’exotique et à l’altérité, en mettant l’accent au contraire sur les formes de savoir et de visibilité qui circulent entre la métropole française et ses colonies.
Clara Lespessailles
Doctorante en histoire de l’art à l’École pratique des hautes études et à l’École du Louvre
L’idée et l’expérience de Nature chez les élèves d’Ingres
La référence à une théorie de la Nature occupe une place centrale dans les discours d’Ingres et de ses élèves, tant dans leurs prises de position publiques que dans leurs échanges privés. Systématiquement invoquée comme modèle et juge, la Nature constitue pour ces artistes un fondement esthétique couvrant des questions telles que le style, la beauté et la norme, à supposer même qu’une telle norme existe. Elle fixe un cadre exigeant et incarne un idéal à atteindre, tout en demeurant un défi redoutable. À la fois catégorie mouvante et même insaisissable, la Nature devient pour ces artistes une norme intégrée qui structure leur pratique artistique, tout en se transformant en un objet de réflexion théorique évolutif, se construisant au gré de leur expérience et s’inscrivant alors dans une démarche que l’on pourrait qualifier de « pratico-théorique », résonnant avec la notion de pensée artiste.
Cette notion, aussi instable qu’essentielle, est avant tout indissociable de celle de vérité, dans un sens à la fois mimétique et moral. Curieusement, elle se manifeste davantage comme une combinatoire d’éthique et d’esthétique, sans que le paysage ne soit directement impliqué à son origine. Néanmoins, chez les frères Flandrin ou encore chez Alexandre Desgoffe, l’investissement du paysage permet peut-être à ce genre de communiquer avec cette catégorie primordiale de la Nature, dépassant les limites canoniques établies.
La quête de pureté originelle qui définit le primitivisme d’Ingres et de ses élèves s’inspire des idées de Winckelmann, mais vient aussi s’enrichir d’une vision déjà présente chez J.-L David, selon laquelle la Nature est considérée comme fondement et horizon de la création artistique.
C’est cette problématique polysémique d’une expérience et d’une idée de la Nature que je propose d’examiner dans ce projet, auquel j’ajoute un double élargissement : faire la généalogie de cette théorie de la Nature au sein du néoclassicisme, et situer cette même théorie, propre à un courant à la fois académique et primitiviste, entre 1800 et 1850, tout en la replaçant dans le contexte des débats romantiques et réalistes contemporains.
Pauline Mari
Docteure (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
« Chasser le naturel ». Les effractions animales dans un cinéma classique
Franju, Truffaut, Fellini, Hitchcock, Chaplin, Renoir… La plupart des grands cinéastes se sont confrontés à l’état de nature, à sa flamboyance, sa pureté, son martyre, sa folie d’instinct dans la forme où elle s’exprimait le mieux : l’animalité troublante. La bête n’y apparaît pas. Elle surgit à la psyché. Et souvent pour un état de contemplation, de ravissement, de cauchemar parfois, mais toujours en hommage à ce qu’elle porte de nous-mêmes. Il est temps de revoir leurs films pour ces plans, ces scènes, ces effractions fabuleuses où l’état de bête pris en tant que tel et avoisinant l’humain est magnifié en une création qui a pu faire aussi bien et même davantage que la peinture animalière des siècles derniers. Quand Bresson consacre Au hasard Balthazar à la biographie d’un âne battu, c’est pour considérer yeux dans les yeux un animal qu’il élève à la sainteté, et dont il rend le mystère et l’érotisme grec, au-delà de ce qu’aucun peintre aurait ambitionné de peindre. Quand Fellini filme à la fin de La dolce vita un monstre marin recraché par les eaux sur la plage, il le hisse au rang des aberrations de la nature, là où Chardin se démarque avec sa Raie. Ce projet entend ébaucher un bestiaire en explorant un rapport fascinant et méconnu au naturel à travers des chefs-d’œuvre du cinéma.
Claire Sourdin
Docteure en histoire de l’art moderne (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
François Boucher et la nature : le paysage comme lieu de l’écart (1725-1770)
Ce projet de recherche se propose de questionner la nature à travers l’étude du corpus de la peinture de paysage chez François Boucher suivant deux grands axes : le premier d’ordre économique au sens didactique, c’est-à-dire des éléments organisés formant un ensemble nécessairement construit en peinture. Cette première voie, qui se place du côté de la production de l’œuvre d’art, questionne aussi un rapport topographique de l’espace représenté et de l’identification du lieu que l’on a voulu représenter. La problématique du paysage interroge immanquablement la trilogie agraire ager-saltus-silva qui caractérise et différencie les espaces naturels. Espace clos et souvent ouvert sur le spectateur, les paysages de Boucher présentent presque toujours un locus amœnus opposé au locus terribilis, posant ainsi de fait la question d’une symbolique de l’espace, mais aussi celle de la vraisemblance (corolaire des questionnements sur la vérité). Le choix opéré par le peintre dans la restitution des éléments naturels (plantes, minéraux, animaux) et l’exclusion de certains autres, propres à l’espace paysager tel qu’il se donne à voir véritablement, rendent possible une lecture en creux des éléments absents. Des réflexions autour de la matérialité (dans le cadre notamment du paysage gravé) permettent d’envisager la manière dont, d’un point de vue technique, le peintre restitue la nature dans ses tableaux par des jeux d’empâtement, d’association de couleurs ou encore d’incisions dans la plaque de cuivre dans le cas de la gravure. Enfin, la matérialité de l’œuvre d’art questionne le rapport entretenu (ou distendu) avec une réalité agronomique et botanique de cette période qui n’ont jamais été mises en regard avec ce corpus, tout comme les enjeux politiques de ces espaces naturels au XVIIIe siècle (jardins, terres agricoles, etc.).
Le second axe envisagé est d’ordre social : il s’agira de questionner le paysage comme espace naturel distant du monde, lieu en retrait et espace de retraite. Elle pose la question de la pratique et de l’usage de ces espaces de sociabilité en ouvrant la voie à la question des figures présentes dans ces paysages : leur statut, leurs interactions (entre elles et avec la nature), etc. Le caractère artificiel et chimérique des paysages de Boucher implique une tension entre la poétique fondamentale et le réel. De tels questionnements rendent visibles des effets de projection de l’œuvre sur le spectateur. Nous entrevoyons ici une possibilité expressive et narrative de la nature peinte à travers ces nouveaux éléments de comparaison, par-delà l’impression d’un monde suranné et du caractère factice qui s’en dégage à première vue